L'être humain a toujours entretenu un rapport intime avec son corps. Il le soigne, le nourrit, le nettoie, l'éduque pour ensuite l'habiller, le décorer, le parer. Le corps «naturel» n'existe pas; il n'y a que le corps civilisé, entretenu et socialisé. Toutes les cultures sont intervenues sur le corps pour le modifier à un moment ou l'autre de leur histoire. «Que ce soit à l'aide d'artifices ou de techniques (vêtements, maquillage, masques, bijoux, tatouage, épilation, perforations, scarifications, chirurgie esthétique, etc.), chaque société semble n'avoir aspiré qu'à un but : "arracher à l'humaine apparence sa trop humaine apparence".» (Marchand, 1997 : 13)
La vision du corps dans les sociétés traditionnelles se distingue beaucoup de celle de nos sociétés modernes. Pour comprendre le renversement des significations des marques corporelles et autres attitudes vis-à-vis du corps, il est utile de remonter à l'origine de certaines pratiques. Tout porte à croire qu'aujourd'hui, les modifications corporelles sont davantage des pratiques volontaires liées à des motivations individuelles malgré l'apparence collective des «modes» suivies par certains groupes. Nous vivons dans un monde individualiste où le corps demeure un outil d'expression directe, un moyen d'affirmer son identité. «Ceci est mon corps» signifie «mon corps m'appartient», ou encore «je suis une personne, quelqu'un».
Le mot personne vient du latin persona et signifie masque de théâtre ou personnage. Ce mot d'origine étrusque, c'est-à-dire de l'ancienne Italie, était utilisé au théâtre romain dans l'Antiquité pour désigner l'acteur masqué. Curieusement, dans la langue française le mot a aussi une double signification. Une personne désigne à la fois quelqu'un, c'est-à-dire un individu, et quiconque, soit l'absence d'un être humain. Ce second sens est bien évoqué dans le western italien Mon nom est personne, tout comme dans L'Odyssée d'Homère où Ulysse répondit au cyclope la célèbre réplique. Les modifications corporelles comme le maquillage ou les costumes traduisent le même fait existentiel : être reconnu comme une personne distincte, être soi-même. En somme, le corps nu, vierge de marques signifie l'anonymat et l'indifférenciation.
À l'origine, dans les sociétés dites primitives ou dans les sociétés traditionnelles, les marques corporelles sont investies d'une intention magique et sacrée. Elles s'insèrent dans des rituels pris en charge par la collectivité. Dans plusieurs cultures, les rites d'incision, de mutilation, de perforation ou de scarification sont initiatiques et ponctuent les étapes de la vie. C'est le sens donné à des pratiques comme l'excision ou la circoncision. Le passage de la puberté à l'âge adulte par exemple est souvent souligné par le sacrifice de l'intégrité du corps. Ces blessures ne sont pas que symboliques : elles visent à évaluer la résistance à la douleur, ultime preuve d'endurance et de courage. Pour ces cultures, le passage à l'âge adulte ou l'admission à un groupe se mérite au prix de sacrifice, douleur et privation. La marque indélébile qui résultera de cette transition est un constant rappel de réussite, d'intégration.
Avant d'évoluer en emblème ou en fétiche, les inscriptions sur le corps servent à définir le groupe ou le clan, classent les individus en catégories selon l'âge ou le sexe, affirment leur appartenance au groupe et les désignent comme membres d'une collectivité. La valeur sociale de la marque se mêle à sa valeur symbolique. Comment ces pratiques corporelles en sont-elles venues à perdre leur sens originel magique et collectif pour être considérées aujourd'hui en Occident comme fantaisistes ou simplement décoratives, ou encore être associées à la marginalité? De rite d'inclusion, la marque corporelle peut aussi devenir symbole d'exclusion à la société. Ce glissement de sens s'explique entre autres par la transposition des pratiques corporelles dans un contexte culturel et social différent. La présence accrue du tatouage ou du piercing dans nos sociétés modernes, urbaines et technocratisées n'est certes pas une invention de la fin du XXe siècle, mais l'engouement actuel correspond à un mouvement social étendu au monde occidental que plusieurs qualifient de retour au primitivisme.
Un peu d'histoire
Les pratiques de tatouage, de piercing et de scarification ont longtemps été considérées comme barbares aux yeux des Occidentaux. Pour eux, ces signes corporels sont synonymes de primitivisme et ce n'est qu'au XVIIIe siècle qu'on commence à percevoir en ces marques des manifestations à caractère culturel. Il fallut des contacts répétés avec ces sociétés des contrées «sauvages» pour que les pratiques d'inscription sur le corps commencent à être endossées par certains Occidentaux. Si l'Occident a résisté pendant longtemps aux pratiques de tatouage et de perçage de la peau, il n'est pas pour autant exempt de pratiques visant à modifier l'apparence. Le corset porté aux XVIIIe et XIXe siècles constitue un bel exemple de modifications corporelles qui ont servi à cautionner un idéal de beauté dans la mode féminine. Et pourtant, cette pratique d'altération du corps n'était pas perçue comme barbare.
La découverte du tatouage en Occident est liée aux grandes expéditions d'exploration de nouveaux mondes. C'est ainsi, par les voyages dans les mers du Sud, que le tatouage fait son entrée en Europe, plus particulièrement dans la société britannique. D'autres témoignages d'explorateurs attestent l'existence de cette pratique en Amérique aux XVIIe et XVIIIe siècles. Dans ses relations de voyage en 1749, le suédois Pehr Kalm observe que la coutume est adoptée par les premiers Français, ceux qu'on appelle les voyageurs et les coureurs des bois. Comme ils vivent auprès des Amérindiens avec qui ils font le commerce des fourrures, il est normal qu'ils adoptent en partie leur genre de vie et leurs coutumes.
Comment les Sauvages se peignent des dessins sur le corps. J'ai dit plus haut que les Sauvages portaient sur le corps différents dessins. Ils les y incrustent si bien qu'on ne peut plus s'en défaire de toute la vie. C'est ainsi qu'ils se peignent sur le visage des formes de serpents, etc. Plusieurs Français, la plupart gens du commun, qui voyagent beaucoup à travers le Canada pour le commerce des fourrures, ont pris plaisir à suivre en cela l'exemple des Sauvages; ils n'ont cependant jamais tatoué leur visage comme eux, mais seulement quelque autre partie du corps, la poitrine, par exemple, ou encore le dos, les cuisses et spécialement les jambes. (Kalm, 1977: 569)
À partir du XIXe siècle au Canada, les Amérindiens délaissent la pratique du tatouage. Celle qui subsiste en Amérique de nos jours est plutôt importée d'Orient par les marins, notamment du Japon.
Considérée comme une curiosité en Europe, la pratique du tatouage est d'abord adoptée par les membres de la haute société. En Angleterre, le tatouage doit ses lettres de noblesse aux fils de la reine Victoria qui se firent tatouer lors d'un voyage au Japon. En France, cette mode se répand surtout dans le monde politique. Ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle que le tatouage est discréditée dans ces milieux. Son image altérée devient alors synonyme de délinquance et de culture populaire. Sauf quelques rares exceptions en Occident, le tatouage continue pendant tout le XXe siècle à se propager dans les milieux marginaux avant d'être aujourd'hui un phénomène qui touche particulièrement les jeunes, mais qui est étendu à une grande partie de la population.
Le tatouage est parfois utilisé comme signe d'identification. Dans la Grèce classique, on tatoue les esclaves du nom de leur maître et les Romains immatriculent les légionnaires d'un aigle et du nom du général. Le tatouage ou la marque incarnée a été longtemps infligé comme punition corporelle aux criminels ou hors-la-loi ainsi qu'aux déserteurs. Dans l'Antiquité par exemple, les Romains stigmatisent au fer chaud les esclaves aux galères. Le marquage au fer rouge, appelé flétrissure, est en vigueur en Nouvelle-France jusqu'en 1835. Ce châtiment consiste à appliquer aux criminels de l'époque une marque en forme de fleur de lys. Depuis la Conquête en 1760 jusqu'en 1871, l'armée britannique impose à ses déserteurs un tatouage dont le dessin représente la lettre D. Dans le même ordre d'idées, la pratique odieuse d'immatriculer les prisonniers a été très importante en Europe lors de la Deuxième Guerre mondiale où des milliers de Juifs dans les camps de concentration furent ainsi marqués à vie.
La fonction punitive du tatouage est peu à peu remplacée à mesure que certains groupes s'emparent de cette pratique comme signe distinctif. Le tatouage se propage surtout dans des groupes à caractère monosexuel comme ceux des milieux carcéral, militaire ou maritime. Dans les prisons, les détenus se tatouent pour affirmer leur appartenance au clan, les soldats le font pour contrer l'uniformisation et les marins se servent du tatouage comme journal de bord relatant les voyages et les escales. Le milieu des motards comme celui des prostituées s'est aussi réclamé de cette pratique. Dans tous les cas, l'image incarnée exprime des valeurs et agit en quelque sorte comme une mémoire cutanée.
Après avoir été lié au nomadisme des Amérindiens et des coureurs des bois, le tatouage symbolise l'exhibitionnisme et l'exotisme au début du XXe siècle. Les tatoués s'exhibent alors dans les foires et les cirques comme personnages à découvrir et à montrer. Souvent, ils offrent aussi leurs services comme tatoueurs lors des tournées. Cette «mode» gagne petit à petit les centres urbains et dès les années 1930, des tatoueurs s'installent dans les arrière-boutiques de salon de barbier. Il y a une renaissance du tatouage en Amérique depuis les années 1960. Mis à part les groupes marginaux qui ont continué à pratiquer cette forme d'expression identitaire, ce sont les milieux du show-business et de la mode qui ont favorisé l'extension du tatouage. Bénéficiant d'un appareil efficace de magazines, d'émissions de télé et de mass media composant le star system, plusieurs artistes et vedettes ont cautionné la pratique pour en faire un phénomène à la mode. Si la pratique conserve une valeur initiatique pour l'adhésion à certains groupes, elle a toutefois perdu ses fonctions premières de protection magique pour ne garder qu'une valeur décorative. Le tatouage aujourd'hui n'est plus un rituel social et il est souvent réduit à un acte individuel.