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De coutume en culture

La plupart des modifications corporelles qui existent aujourd'hui traduisent le besoin inné dans toutes les cultures de changer le corps. Un peu comme si l'être humain voulait transformer le travail de «Dieu» et de la «Nature». Pourtant, toutes les pratiques qui visent à modifier son apparence ou son corps ont longtemps été condamnées par les trois grandes religions monothéistes. L'Église chrétienne et les missionnaires ont vu dans l'art du corps l'influence du démon. Seul le stigmate qui ne résulte pas d'une modification volontaire peut être perçu comme une marque de la puissance divine. Malgré tout, ces condamnations n'ont pu freiner l'essor de ces pratiques que l'on retrouve sur tous les continents. Aujourd'hui on peut retoucher le corps de multiples manières, les unes étant plus éphémères que les autres. Parmi ces techniques, on trouve la peinture corporelle, le maquillage, le tatouage, la scarification, le branding (marquage au fer rouge), les piercings, l'élongation, le déguisement, l'épilation, la chirurgie esthétique et la pose sous-cutanée d'implants. Certaines de ces pratiques sont intégrées à des mouvements sociaux dont ils sont un mode d'expression et d'identification. Des groupes de musique allient le corps et la scène, le style et l'image qui se projettent sur le vêtement, la posture et la parure. Rock, punk, rap, pop, chaque musique possède un style, un langage. Ces mouvements ne sont pas étrangers à la propagation des pratiques corporelles.

Le maquillage

Peindre le corps, le maquiller ou le masquer à l'aide d'artifices est une coutume qui trouve sa justification dans l'image projetée et transformée, dans le changement de l'apparence. Le maquillage et la peinture corporelle sont les modifications du corps les plus éphémères. Sans doute leur caractère non-permanent fait-il leur popularité car il ne met que temporairement en cause l'intégrité du corps. L'engouement du maquillage dure depuis longtemps. Son caractère le plus ancien réside dans le port du masque, sorte de maquillage amovible. Tout spectacle qui utilise l'artifice du fard, qu'il s'agisse du théâtre, du cirque, du carnaval, du music-hall ou des amuseurs de rue, met en œuvre, le temps d'une représentation, les procédés de personnalisation ou de dépersonnalisation.

En réalité, le maquillage comporte deux moments : le quotidien et la scène. L'un et l'autre existent indépendamment mais s'inspirent des mêmes habitudes. Le grimage de scène par exemple vise à rehausser les traits du visage, à accentuer l'apparence selon les effets voulus et à emprunter d'autres identités. Il est fait pour être vu de loin et se rapproche du corps carnavalesque. Aussi, les hommes comme les femmes se maquillent lorsqu'ils entrent en scène, lorsqu'ils jouent un rôle. Du clown à l'acteur, du chanteur au présentateur de télévision, le grimage de scène n'a pas de sexe. Le maquillage quotidien lui est plus «naturel» et se conjugue surtout au féminin, du moins en Occident. Il cherche à mettre en valeur la personne par une recherche esthétique dont les canons varient d'une époque à l'autre. Ses visées sont aussi liées à la séduction. Se maquiller est un geste fortement ritualisé : l'opération est suivie d'un rite tout aussi important, le démaquillage.

Aujourd'hui on peut parler d'un véritable art du maquillage. De nouvelles normes esthétiques sont apparues au début du XXe siècle grâce au développement de l'industrie des cosmétiques. L'étymologie du mot cosmétique vient du grec kosmetikos (relatif à la parure) et de kosmos qui signifie l'ordre de l'univers. Il y a ainsi dans l'acte de se maquiller l'intention de retoucher et de restaurer, donc d'équilibrer momentanément l'image de l'être humain. C'est peut-être dans cette optique de restauration que s'inscrit une pratique nouvelle comme celle du maquillage permanent, où les femmes et certains hommes se font tatouer le contour des lèvres et des yeux.

À partir des années 1920, on assiste à une démocratisation des produits de beauté dont l'essor est dû en grande partie à la croissance économique de l'après-guerre. Des articles de luxe comme le rouge à lèvres, les fards et les vernis à ongle sont produits industriellement et leur prix devient plus accessible. Un marché qui provient principalement de la France envahit le Québec dans les années 1920 et 1930. À cette époque, l'influence du cinéma est déterminante dans l'art du maquillage. Il s'agit alors d'idéaliser la personne, c'est-à-dire individualiser la beauté de chacun tout en la rendrant conforme au modèle. À partir des années 1970, ce discours véhiculé en général par la presse féminine se double d'un discours axé sur le retour au naturel (produits à base de plantes, non chimiques, etc.). Dans cet ordre d'idées, le bronzage volontaire comme peinture corporelle secrétée naturellement demeure le plus curieux des artifices. Cet élément de la cosmétique «sauvage» se distingue de la cosmétique «civilisée» par sa présomption au naturel.

Le tatouage

La technique du tatouage n'a guère évolué au fil des ans. Ce marquage intradermique s'effectue au moyen d'aiguilles introduites dans l'épiderme avec lesquelles on colore la peau par contrastes en utilisant diverses matières colorantes dont la plus usitée est l'encre. Il s'agit de créer un dessin permanent aussi indélébile que possible. Entre le tatouage artisanal des sociétés traditionnelles et celui plus moderne des boutiques spécialisées, il n'y a eu qu'un pas : l'électricité. Ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle, en même temps que l'invention de l'électricité, qu'apparaît le dermographe électrique, un instrument qui a joué un rôle important dans l'expansion du tatouage. L'opération est alors devenue moins douloureuse. Si le tatouage s'est démocratisé et qu'il est aujourd'hui aussi courant chez les femmes, il reste une pratique qui obéit à la condition naturelle de la pigmentation. Les tatouages sont en effet plus visibles sur une peau claire. Ils ont une longue tradition en Océanie et en Asie tandis que les scarifications ont toujours eu plus de vogue sur le continent africain.

Les principaux changements en ce qui a trait au tatouage concernent surtout la thématique des dessins et les motivations pour se faire tatouer. Les tatouages ne sont plus nécessairement une marque de bravoure ou un indice du statut social. Le geste est intime et a une valeur sentimentale, esthétique ou de reconnaissance. Bien qu'on puisse les regrouper par grandes catégories, les motivations ont un registre infini : on se tatoue par imitation, désœuvrement ou ennui, par tradition ou par identification à un groupe, par amour, en souvenir d'un événement ou en l'honneur de quelqu'un, pour susciter l'admiration et le respect, par curiosité ou par anticonformisme.

Des études européennes ont déterminé que l'âge moyen du premier tatouage est de 16 ans, ce qui en fait un acte lié à la jeunesse et souvent encouragé par les pairs. Au-delà de 25 ans, quelques uns seulement récidivent. Le geste sert aux adolescents à s'identifier au moment où leur «crise» est à son paroxysme. Pour l'adolescent, le tatouage représente «quelque chose de personnel», qu'il a choisi. Le dessin affirme la distinction tout en combattant l'anonymat. D'abord, on se tatoue pour soi, mais pour mieux projeter aux autres qu'on est quelqu'un. Assez souvent, la marque est située à un endroit visible sur le corps. Les localisations préférées sont les bras et avant-bras pour les garçons ; l'omoplate, le bas des reins et les chevilles pour les filles. Le tatouage au visage a toujours été considéré comme exceptionnel.

Comparativement à d'autres cultures, une des caractéristiques du tatouage nord-américain est d'être anarchique. L'emplacement sur le corps tout comme l'arrangement des motifs semblent tout à fait arbitraires. Par contre, leur charge symbolique réside dans les représentations tatouées. Les motifs reproduits sur la peau sont principalement figuratifs. Ils peuvent être choisis pour leur valeur emblématique ou de porte-bonheur comme une arme, une étoile, un trèfle à quatre feuilles. D'autres représentent des idées comme la liberté et l'amour, ou symbolisent des qualités comme l'endurance ou la férocité. Certains dessins parlent d'eux-mêmes tandis que d'autres se réfèrent à un événement ou à un personnage.

Les inscriptions diverses comme des initiales ou des signes d'une autre langue sont aussi très courants. Ces motifs appartiennent à la catégorie des symboles privés. Depuis les années 1950, il existe des catalogues d'images standardisées disponibles chez les tatoueurs et comme dans tout commerce, c'est souvent la demande qui crée la mode. On assiste aujourd'hui à une recrudescence des dessins d'inspiration orientale (écriture chinoise, dragon, tigre) ou gothique ainsi que des motifs plus ou moins abstraits regroupés sous le terme générique «tribal». Certains diront même que le répertoire commercial des images tatouées a dépersonnalisé l'art du tatoueur tout en étendant la pratique à une clientèle plus diversifiée.

De nos jours, même si le champ sémantique des dessins s'inspire de sources aussi variées que les bandes dessinées ou les groupes de musique à la mode, les motifs plus classiques comme les croix, les motifs de faune et de flore, les astres et autres emblèmes universels sont encore populaires. Le tatouage figuratif complexe et élaboré demeure un fait isolé mais suscite toujours l'admiration. Au plan technique, un autre changement est notoire : la pratique du tatouage est maintenant réversible. Moyennant une somme élevée, les motifs peuvent être désencrés au laser.

Perforations du corps et scarifications

La pratique du percement du corps telle qu'on la retrouve dans nos sociétés modernes semble être le pendant occidental des scarifications qui ont cours depuis des générations, en Afrique notamment. La scarification consiste en une incision cutanée qui, lorsqu'elle est cicatrisée, laisse en relief un motif sur la peau. À l'instar du tatouage, le dessin est d'abord tracé en superficie, puis il s'agit de suivre le trait au moyen d'une aiguille ou d'une épine enfoncée sous l'épiderme de manière à soulever la peau. Avec un instrument tranchant, comme une lame de rasoir ou une pierre aiguisée, on sectionne la partie en creux pour créer un effet relief lors de la cicatrisation. Le dessin et les motifs se forment en alternant les creux et les aspérités. Plusieurs motifs des plus simples aux plus complexes peuvent être gravés ainsi dans la peau. Le caractère indélébile de ces marques est important pour la communauté qui les valorise. Elles sont des marques sociales. À certains égards, la pose d'implants sous-cutanés, c'est-à-dire des tiges ou billes en matière plastique ou en métal antioxydant, est une forme de scarification qui vise à changer la forme du corps. Cette façon de sculpter le corps par l'ajout de formes plastifiées ou métalliques s'inscrit dans la même lignée que la chirurgie esthétique à laquelle elle est souvent combinée.

Tout geste qui consiste à modifier définitivement une partie du corps est considéré plus grave que les modifications corporelles réversibles. La perforation d'un organe n'est pas non plus un acte anodin et semble être un geste aussi définitif et sérieux que celui d'ajouter un dessin sur la peau. Une fois le trou percé, même le temps parfois ne referme pas la cicatrice. Le body-piercing consiste à exécuter des perçages à l'aide d'aiguilles stérilisées dans un autoclave puis à introduire immédiatement dans le trou un objet afin qu'il ne se referme pas. Le temps requis pour chaque perçage est seulement de 4 à 5 secondes, au total une quinzaine de minutes incluant la préparation et la stérilisation. En revanche, le temps de cicatrisation varie entre six à huit semaines et peut aller jusqu'à plusieurs mois pour une complète guérison. Le geste recouvre plusieurs sens selon les cultures où il est pratiqué. À l'instar du tatouage, le piercing a longtemps été associé aux marginaux, aux asociaux et aux individus anticonformistes.

Chez les premiers adeptes du percement, la localisation des marques est d'ailleurs très visible. Contrairement au tatouage, celles-ci sont la plupart du temps situées au visage. Les oreilles, la bouche, le nez, les arcades sourcilières sont des zones qui offrent des surfaces cartilagineuses ou charnues. Les anneaux, barres et tiges qu'on ajoute après les avoir percés ne gênent pas trop les mouvements. La perforation de l'oreille est de loin la plus commune et la plus acceptée de toutes les modifications corporelles et ce, dans toutes les cultures. Le pavillon semble avoir toujours été considéré comme un «porte-bijoux» naturel.

Toutes les autres perforations sont moins répandues et certaines localisations comme le nombril ou les organes génitaux sont des inventions récentes soutenues par des arguments modernes sur l'esthétique et l'érotisme.

Aujourd'hui, le piercing est devenu une pratique plus individuelle où la recherche d'expériences différentes et nouvelles prime. Il est aussi une sorte d'exploration des sens, associée parfois à une quête spirituelle. L'apparition de cette pratique en Occident s'est faite par l'intermédiaire de divers groupes marginaux. Les marins avaient coutume «de se parer l'oreille d'un anneau supplémentaire à chaque passage à l'équateur». (Zbinden, 1997 : 21) Les motards et les homosexuels ont été parmi les premiers à afficher un bijou à l'oreille, mais les principaux acteurs responsables de la vague actuelle pour le piercing sont les punks, les primitifs modernes et les fétichistes. L'élargissement de cette pratique à la société en général ne s'est effectué qu'à partir de la décennie 1980 et depuis les années 1990, elle connaît une véritable éclosion.

C'est à Londres en 1975 qu'apparaissent les premiers adeptes du mouvement punk. On les décrit comme des génies du bricolage. Refusant les valeurs de la société de consommation, ils bricolent eux-mêmes leurs tenues en glanant ici et là des objets hétéroclites. À leurs vêtements déchirés et perforés ils ajoutent des lames de rasoir, des épingles, des lanières de cuir et divers attirails de métal. Leur philosophie se fonde sur tout le «jetable» de la société qu'ils récupèrent en redéfinissant les notions de beauté et de laideur. Rats familiers à l'épaule, les punks se promènent pour «exposer» la décadence urbaine et l'avenir apocalyptique d'une société qui consomme trop. Dans cette entreprise de déconstruction, leur corps subit un sort semblable à celui de leurs vêtements. Les punks prennent d'ailleurs un soin particulier à colorer et à sculpter leurs cheveux, à maquiller leur visage exagérément puis à pratiquer eux-mêmes diverses perforations où ils introduisent des objets métalliques qui ne sont pas des bijoux traditionnels comme des épingles à couche. Leur style suggère l'anarchie et le chaos et vise au départ à provoquer la bourgeoisie. Le mouvement punk fait de nombreux adeptes dans les années 1980, années de crise économique marquées par le chômage. «No future», tel est le cri d'angoisse qui rallie toute cette jeunesse rebelle. Le mouvement punk inspire d'autres groupes comme les gothiques, les skinheads, les positive punks, cyber punks ou grunge, fascinés par l'idéologie de l'apocalypse, la pollution, le macabre, la technologie. Plusieurs de ces «tribus» ont adopté le piercing comme symbole identitaire. Vingt ans plus tard, on peut affirmer que les punks ont préparé le terrain à ce qui allait devenir une véritable fascination pour la «déchirure» physique et morale. Même la mode d'aujourd'hui est encore influencée par le look punk.

Un second mouvement culturel, celui des primitifs modernes, a aussi contribué au déferlement actuel pour les perforations. Ce mouvement est apparu sur la côte Ouest des États-Unis au milieu des années 1970. Les primitifs modernes regroupent les adeptes du sadomasochisme et de la communauté «cuir». Ils partagent une fascination pour le pervers qui se traduit par le besoin d'utiliser leur corps à des fins d'expression. Ils sont les adeptes les plus extrémistes de toutes les formes anciennes de modifications corporelles comme le branding, les scarifications et les perforations. Les primitifs modernes se réclament de ces pratiques qu'ils revendiquent comme un héritage. Au contraire des punks, les marques qu'ils s'infligent sont gravées proprement avec des instruments aseptisés et s'opèrent dans des boutiques bien identifiées. La recherche du plaisir physique et psychologique est ce qui les intéresse dans ces pratiques du corps qu'ils vivent comme un enrichissement personnel. Derrière ce mouvement culturel, issu en partie des milieux sadomasochistes, se cache des tendances à l'automutilation, au plaisir dans la douleur. En Amérique, les primitifs modernes sont à l'origine de la valorisation du piercing comme forme d'expression corporelle. Leur «mouvement» a donné lieu à une presse spécialisée et à des formes artistiques comme le body art. Quant aux fétichistes, ils sont associés à cette recherche de plaisir et de perversion des sens et trouvent leur accomplissement dans diverses pratiques comme le bondage, l'élongation ou le piercing. Les adeptes du sadomasochisme et du fétichisme ont été les pionniers de la perforation multiple d'un même organe et se sont eux qui ont valorisé l'érotisme et la quête du plaisir. Le piercing des organes génitaux et des seins, qui repose sur l'argument de l'intensification de la sensibilité, vient directement de ces milieux.

À leur façon, chacun de ces mouvements a contribué à sortir le piercing des cercles marginaux et des pratiques underground pour les étaler au grand jour. Depuis le milieu des années 1990, le phénomène est une quasi-mode qui s'est transmise surtout par les milieux artistiques et médiatiques. Après les grands mannequins et les stars, ce sont les adolescents (12-18 ans) et les jeunes adultes dans la vingtaine qui forment la clientèle type des salons et boutiques de piercing. Ils sont de toutes les origines sociales et en égale proportion de filles et de garçons. On note cependant qu'ils sont de plus en plus jeunes et plusieurs artistes refusent de percer ceux qui ne sont pas majeurs, à moins d'être accompagné d'un parent. La majorité des piercings sont pratiqués dans les zones du corps les plus visibles car le critère esthétique compte parmi les arguments les plus invoqués. Que cette pratique soit davantage le fait de la jeunesse confirme aussi l'importance de cette période de transition marquée par des rites de passage. L'adolescent qui se perce veut se distinguer de la masse sans risquer cependant l'isolement. L'épreuve est indirectement incitée par le groupe d'âge tout en relevant d'un choix individuel. En ce sens, les adolescents de nos sociétés modernes s'auto-initient pour mieux s'affirmer. Les perforations du corps sont une expérience personnelle, artistique et sociale qui à leur façon s'inscrivent en contrepoids au culte du corps parfait.

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